Dernier renoncement en date du gouvernement, la politique sur la sécurité privilégie le fantasme aux réalités.

 

Partant du constat qu’une voiture qui brûle pollue moins qu’une voiture qui roule, tout écologiste conséquent ne peut que se réjouir des dernières fêtes de fin d’année. Mais après que la jeunesse des banlieues a (inconsciemment) fait primer le droit des générations futures sur le droit de propriété, la vieillesse des centre-villes a repris le dessus. Et c’est reparti pour un tour !
Concurrençant Chirac sur son propre terrain, Jospin et Chevènement ont relancé le thème bien rance de “l’insécurité qui monte”. C’est simple comme une envie de délation, faux comme un propos de comptoir. Les chiffres des crimes et délits ont, en valeur absolue, un peu augmenté entre 89 et 94, mais baissé à nouveau depuis. Au total, entre 85 et 97, ils sont restés stables 1, toujours en valeur absolue. Et en valeur relative, ils baissent : pour 1 000 habitants, le nombre de crimes et délits est passé de 65 en 85 à 59,97 en 97 2. Donc l’augmentation, c’est du bidon. Mais en 1998 - horreur ! - le chiffre serait «alarmant», dixit Le Monde du 6 janvier qui le répète cinq fois en deux pages. Alors, c’est quoi cette situation «très préoccupante» selon Chirac ? Une augmentation de... 2,7% sur les onze premiers mois de 98, soit 86 000 crimes et délits de plus à comparer aux 3,5 millions commis chaque année et à la baisse de 425 000 délits observée entre 94 et 973 ! Une semaine plus tard, Le Monde était bien obligé d’admettre que ce chiffre mesurait une augmentation de l’activité policière et non une augmentation de la délinquance... Mais la réalité des chiffres ça ne compte pas. Comme le tranchait un présentateur de France-Inter «derrière les statistiques, il y a des hommes et des femmes qui souffrent» (on n’entend jamais ça quand on annonce les bénéfices des grandes entreprises). Alors, chiche, parlons souffrance. Va-t-on enfin évoquer le patriarcat qui génère chaque année 35 000 viols et agressions sexuelles ? Le millier d’usagers de drogue dont la mort signe chaque année l’échec du tout répressif ? Va-t-on nous dire ce qu’il y a derrière les 80 000 coups et blessures volontaires annuels ? Non, les médias nous ont abreuvé d’un ennemi plus redoutable qui pratiquerait une nouvelle guérilla contre notre tranquillité : les «jeunes», forcément «multirécidivistes» qui pratiquent des «incivilités». Les tags, les pieds sur les banquettes, les pétards fumés dans les entrées d’immeubles. C’est nouveau. Avant, c’est bien connu, les jeunes avaient des socquettes blanches et disaient merci.

Langue de matraque
Et puis, c’est pratique les “incivilités”. C’est quasiment impossible à quantifier. Ça ressemble comme deux gouttes d’eau à de la mauvaise éducation et donc l’État ne peut en être tenu pour responsable. Les coupables sont les parents (qui ont «démissionné», ça les change d’être licenciés), les groupes de rap, «l’impunité» des mineurs, bref, le “tout fout l’camp mon bon monsieur”. Et tant pis si ça existe depuis les apaches du début du siècle et les loubards des années 60 4. Tant pis si comme le rappelait Libé du 7 janvier, on peut aller en taule dès 13 ans et si 3 500 mineurs y ont fait un tour en 98. L’État, lui, serre encore les boulons. À priori, il en a les moyens. Avec 250 000 policiers et gendarmes pour 60 millions d’habitants (1 pour 250), la France est le pays le plus fliqué d’Europe. Pour ceux qui sont sur le terrain, il y a un léger problème d’utilisation. Aux îlotiers, plutôt que la psychologie, on apprend le tir de lacrymos pour épauler les unités d’intervention, comme s’en plaignait récemment le patron du syndicat policier Alliance (droite modérée). Et puisque les îlotiers ça coûte trop cher, l’État préfère envoyer les CRS et les Brigades Anti-Criminalité. Comme à Strasbourg, où l’effet “force d’occupation + provocation des BAC + loupe médiatique” a provoqué un bel incendie. Les mêmes milliers de CRS mobilisés dans les banlieues pour protéger les voitures, les poubelles et les boites-aux-lettres auraient pu sauver des dizaines de vies sur les routes : la bagnole tue 8 000 personnes, à comparer aux 963 meurtres commis chaque année. Mais quoi ! Rien n’est trop beau pour faire respecter le “pacte républicain” parce que «la première liberté c’est le droit à la sécurité». Traduit en français, «même si des décennies de répression ont échoué, il faut réprimer encore», comme le préconise cette avant-garde réactionnaire que sont les “Républicains-démocrates” à la Régis Debray, passés du “pouvoir au bout du fusil” des fumeurs de cigares à la “tolérance zéro” pour les fumeurs de cannabis.

On ne vole qu’aux riches !
Ou alors, on est des radicaux, et on s’intéresse aux racines du mal. Théorie classique 5: la violence résulterait du chômage, de l’exclusion. Certains objectent que la montée de la violence, entre 1955 et 1985 6, précède la crise. Ils suggèrent que la montée de la délinquance pourrait d’abord être liée à une augmentation des richesses sans redistribution. Un peu comme une espèce de répartition sauvage. Le “pacte républicain” protégerait le “pack SFR”. Théorie de salon pour bavards parisiens ? Peut-être. Mais cette année, on a davantage pillé les centres villes (riches) que brûlé les bibliothèques de quartier. C’est pas poli mais c’est moins bête. Chômage, inégalité sociale, ségrégation urbaine, manque de rénovation des cités populaires, mépris des droits des habitants, absence de démocratie locale (et donc de valeur de la norme)... Bref, le topo classique de la “question sociale“ (terme poli pour lutte de classe). Normalement, c’est la gauche qui devrait prendre en compte ce genre de préoccupations. Mais résoudre des problèmes sociaux nécessite un changement de politique économique. Par exemple, faire de l’Euroland autre chose qu’un parc d’attraction pour les retraités et leurs fonds de pension. C’est utopique. Et puis surtout, avec toutes ces élections en perspectives (européennes, municipales, présidentielles), la gauche administrative a d’autres soucis en tête. Comme en 1984, au moment où le nombre de crimes et délits se stabilisaient mais qu’il fallait faire oublier le tournant de la rigueur. Le FN, comme par hasard, fit son premier carton à Dreux. On dirait qu’en faisant l’inventaire, Jospin a trouvé le livre de recettes de Mitterrand...

Stéphane Lavignotte

1  S. Roché, Sociologie politique de l’insécurité 1998, PUF, 1998. (retour)
2 Quid 1999, éditions Robert Laffont. (retour)
3  Chiffres extraits du site internet du Ministère de l’Intérieur. (retour)
4  Voir les ouvrages du sociologue François Dubet, notamment La Galère, Seuil,1995 (retour)
5  Lire l’excellent numéro 89 de Sciences Humaines, Violence état des lieux, 12/98 (retour)
6  Mais on ne sait pas si, entre 55 et 85, il y a eu effectivement augmentation des crimes et délits, perfectionnement des moyens de les quantifier, ou plus grande sensibilité à la violence entraînant des dépôts de plaintes plus fréquents. (retour)


 
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