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Après La Conquête de Clichy, Christophe Otzenberger traque la misère en plans rapprochés. Fragments sur la Misère, son dernier documentaire sonde les contradictions de ses contemporains.
Fragments,
même méthode que Pas vu pas pris de Pierre Carles ?
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Ce n’est pas la même méthode. D’abord ce n’est pas une
méthode journalistique, alors que Pierre Carles a une méthode
journalistique. Moi je tourne avec une grosse caméra et il n’y a
pas d’autre piège que celui de dire : « voilà vous
êtes un élu du peuple, il y a cinq mecs qui viennent de mourir
de froid ». Enfin, de misère. Mourir de froid ça
ne veut rien dire, on peut mourir de misère dans un truc chauffé.
Dans cette affaire, c’est la misère qui compte. Et face à
cela, qu’est-ce qu’on fait ? Quand on les interroge, ces mecs n’ont rien
d’autre à dire que ce qu’ils ont l’habitude de dire. C’est flagrant
avec Yvette Roudy, de Charrette et Juppé. Il n’y a que Jean-Paul
Mariot, député PS de la Haute-Saône, qui dit à
peu près la vérité. Tant que les précaires
ne formeront pas un groupe de pression, tant qu’ils ne seront pas capables
d’influencer le pouvoir politique, on ne s’occupera pas d’eux. C’est pourquoi,
la seule manière aujourd’hui de prendre en compte la misère
pour eux, c’est de faire des Restos du cœur. D’où leur inauguration
par le président de la République et le Premier ministre.
Une manière de dire qu’il est possible, en France de se contenter
de ce type de structures pour apporter une réponse à la misère
et la précarité. Et que Véronique Collucci et l’équipe
des Restos du cœur osent inviter ces gens pour légitimer leur action
est effroyable. Dans le même ordre d’idée, il y a un moment,
dans Fragments ou une petite conne explique qu’on ne peut pas donner un
toit à tout le monde sans subir le revers de la médaille.
Ce revers, pour elle, c’est les déficits et non pas le fait qu’on
accepte qu’il y ait des SDF. C’est une logique d’une cohérence libérale
absolue. Et cette logique on la retrouve dans la question des minima sociaux.
Si les députés ne veulent pas les relever, c’est sans doute
parce qu’ils ne savent pas ce que c’est que de vivre avec 2000 balles par
mois. Ils ne l’imaginent même pas. Leur place de parking pour garer
leur R19 décapotable, elle coûte déjà plus.
Ce monde-là, c’est un autre monde. Donc ma méthode découle
plutôt d’une indignation alors que Pierre Carles joue sur un retournement
de méthode. C’est pour cela aussi que je pense que Fragments est
cinématographiquement plus réussi que La conquête
de Clichy qui est un film de cinéma direct, très en retrait.
On se marre de la bêtise des gens et de l’ignominie des politiques
: Schuller et Catoire. Alors que dans Fragments, il y a un vrai
point de vue et une plus grande franchise.
Pourquoi ne pas avoir fait le pari d’un autre film de cinéma direct pour Fragments ?
Parce qu’avec la misère, c’est impossible. Dans Fragments, il
y a un mec sur un banc que j’appelle Monsieur Gobelins. À une de
mes questions, il répond : «Je vis au jour le jour».
Et moi je lui demande si ce n’est pas trop difficile et il me dit : «Si,
c’est difficile». Alors pourquoi m’a-t-il soutenu, quelques minutes
avant, que la vie dehors était facile ? Quand tu fais du cinéma
direct, tu n’interviens jamais. Il va te dire : «C’est facile,
c’est mon choix, c’est la liberté». La liberté
de crever dehors, mon cul, je n’y crois pas une seconde. Il n’y a pas un
mec qui est libre quand il ne bouffe pas ; et quand il est obligé
de dormir dans des foyers ou promiscuité et loi du plus fort font,
par comparaison, passer la prison pour le Club Méditerranée.
Il n’y a pas un mec pour faire vraiment ce choix-là. Mais après
ça, tu ne le connais pas et il ne te connaît pas. Alors pourquoi
il te parlerait de sa souffrance ? Pour souffrir plus ? J’ai enterré
un pote, il n’y a pas longtemps, et il y avait plein de vieux au cimetière
et je me marrais parce que j’avais l’impression qu’ils étaient en
repérage. ça nous fait rire, c’est de l’humour noir. Mais
tu ne peux pas dire ça, tu ne peux pas leur dire ça : «vous
êtes en repérage», même si tu sais qu’ils
en ont parfaitement conscience. C’est d’ailleurs ce qu’il me dit, Monsieur
Gobelins : «ma mère a été gentille, elle
m’a donné un grand appartement au Père Lachaise».
Moi je lui réponds : «pourquoi vous n’y allez pas ?».Et
lui de dire : «soyez pas trop pressés, attendez que je
meure». Moi évidemment je pense : «putain,
je suis bête !». Voilà, face à ça
tu ne peux rien dire d’autre. Sinon t’es jeune, t’es Desproges et tu as
un cancer ! La vie dehors est terrible et, en tant que telle, elle ne peut
pas se traiter n’importe comment. Il faut parler, il faut entendre les
mots de souffrance. Moi les mots de souffrance je ne les entends pas. À
la télévision, dans les films sur la misère, j’entends
des journalistes qui disent : «Emmaüs donne ça, les
Restos donnent ça, le Secours populaire donne ça».
Ou bien tu vois des images de clochard mythique, comme dans les années
60. Mais les clodos, leurs voix, tu ne les entends jamais. Comme le barbu
de Fragments qui répète comme un leitmotiv : «J’en
ai marre, j’en ai marre, j’en ai marre». Face à ça,
la seule méthode de cinéma c’est une méthode de rentre-dedans.
Tant que nous qui sommes dedans, nous ne serons pas solidaires de ceux
qui sont dehors, les politiques ne s’occuperont pas de ceux qui sont dehors.
Et notre action se résumera à donner dix sacs aux Restos
du cœur en se disant qu’on a fait quelque chose.
![]() ![]() ![]() «L'épanouissement, c'est —Silence— «un toit, c'est un droit !» bien secondaire en 97, je crois» |
Pour Noël, on passait en boucle un reportage qui montrait
des SDF qui mangeaient de la paëlla à Bordeaux. Est-ce que
c’est symptomatique du traitement de la misère à la télévision
?
Quand je vois Claire Chazal avec le pull en mohair d’Anne Sinclair, j’ai l’impression qu’elle parle de “son pauvre”. À la télévision, on se glorifie qu’il y ait des associations pour lutter contre la pauvreté, mais on ne souffre pas qu’il y ait des pauvres. Maintenant, il y a d’autres types de traitement. Quand la télévision rappelle combien c’est dur de vivre, c’est bien. Mais en même temps tu ne peux pas t’empêcher de te demander à qui elle s’adresse, cette télévision ? Quand tu dis à quelqu’un : «regardez comme c’est difficile de vivre avec 6 000F par mois», à qui tu parles ? Tu ne t’adresses pas à 80% de la population française qui le sait déjà très bien. Et pourtant, c’est ces gens-là qui vont se dire qu’on parle d’eux. Le problème c’est que cette télévision est “non réfléchie”. Elle se contente de dire qu’il y a des morts, sans expliquer pourquoi. D’ailleurs, si la télévision se posait des questions, ça se saurait.
Ce qui peut expliquer l’idée de Fragments ?
En 1995, au moment de la sortie de La conquête de Clichy,
Frank Eskenazi (le producteur) me propose de faire un film sur la misère.
À l’époque on disait l’exclusion. Moi, ce que je voulais
faire, c’est une confrontation entre ceux qui ont et ceux qui n’ont pas.
Tu ne peux pas traiter de la misère sans tenir compte de cette confrontation.
Dans le métro, le dixième mec qui te demande du fric, il
te gonfle, moi, toi, tout le monde. C’est cela qui est intéressant.
C’est de montrer combien moins tu as, moins tu es capable d’être
généreux, de donner. C’est pour ça que j’avais aussi
envie de filmer le travail égoïste, les gens repliés
sur eux-mêmes parce qu’ils ont déjà tellement peu,
que penser aux autres devient terriblement compliqué. Et en même
temps, dans Fragments, tu retrouves ce type, plutôt beau gosse,
visiblement content d’être filmé et qui pense qu’on va l’interroger
sur le prix des petites culottes en solde chez Tati et puis la question
arrive brutale : «t’as vu le mec à genoux qui fait la manche».
Il dit oui, qu’il l’a vu mais que dire ce qu’il pense de ça prendrait
trop de temps. Je lui réponds que moi, du temps, j’en ai à
revendre. Alors il reste et il parle… de lui. Car objectivement, quand
tu regardes un mec crever dehors, tu ne peux penser qu’à toi. Si
tu ne peux pas penser à toi, tu ne peux pas penser à lui.
Et si tu ne penses pas à lui, tu es égoïste. En fait,
moins tu penses à toi, moins tu penses aux autres. C’est ce que
je voulais montrer aussi dans une autre séquence du film, avec le
groupe qui chante et qui danse devant la gare Montparnasse. Face à
la réalité quotidienne d’un mec qui doit vendre La Rue
pour survivre, la masse des gens se blinde. Moi je ne me blinde pas et
je refuse qu’on se blinde. Plus on réagira et moins il y en aura.
Et puis sinon, le jour ou Madelin sera au pouvoir, on va se blinder aussi.
Se blinder de continuer à voir les usines se vider, de voir la Sécurité
Sociale privatisée, en se disant simplement qu’il y en a qui n’ont
pas de bol. Je suis désolé, la misère ce n’est pas
une maladie. Y a aussi des gens qui triplent leur fortune en un mois et
qui n’embauchent personne. Et puis surtout il faut arrêter de dire
que le travail c’est la panacée. La panacée de se faire chier
8h par jour pour 5000F par mois ? Fragments c’est un film sur la faiblesse
des gens, c’est un film qui regarde sans chercher à culpabiliser.
![]() ![]() ![]() «Où ça ?» «(...) J'ai pas le temps, là» |
Peut-être aussi que la misère n’est pas considérée comme un thème dérangeant ?
La conquête de Clichy sort en avril 1995. Les élections présidentielles sont en mai. Les chiraquiens sont bien contents parce que Schuller était pasquaïen et Pasqua, balladurien. Ensuite Chirac est élu et il nomme Juppé Premier ministre. Le même Juppé qui, “droit dans ses bottes”, est rattrapé par les affaires. Or, La conquête de Clichy ne parle pas de ça. Donc, le problème ce n’était pas le film en lui-même, mais le bruit que cela pouvait occasionner autour. Quant à Fragments, c’est un point de vue militant, subjectif sur ce que je pense de la misère. C’est pour ça que j’ai souhaité qu’on y retrouve un certain nombre d’assos. Et surtout le Comité des Sans Logis et Droits Devant !!. D’ailleurs si tu regardes un peu la géographie de leurs actions — Malesherbes, rue du Dragon, rue Montmartre, rue Rochechouard — tu comprends leur objectif. Tous les squatteurs ont été relogés. Et tu t’aperçois que la misère ne devient vraiment dérangeante pour les gens qui sont leurs cibles privilégiées que quand tu touches à leur pognon. Là, brusquement, ils réagissent. Idem avec le mouvement des chômeurs de l’année dernière, même s’ils n’ont pas obtenu grand-chose. Aguitton et Villiers, ils ont quand même fait un barouf d’enfer. Et puis pour un chômeur qui est naturellement isolé, c’était jouissif de se retrouver à plusieurs à occuper les antennes ASSEDIC, EDF... D’ailleurs, l’occupation, la grève, qu’on le veuille ou non, ça marche ! Et puis de toute façon on se trouve dans une situation de guerre économique. Et cette situation est claire. Tu as les patrons qui se font la guerre, comme les généraux se faisaient la guerre en 1914 et puis tu as les fantassins. Les fantassins c’est les gens qui bossent et qui sont obligés d’aller au bout. C’est pour ça que la polémique autour de Jospin et des mutins de 1917 est intéressante. Pour moi, les exclus d’aujourd’hui sont les mutins d’hier. Il y a quelque chose de très similaire. Moi, je ne veux pas être un guerrier, un porte-fusil de Jean-Marie Meyssier et des autres.
1. Cf VF n° 19. (retour)
Janvier 99. Avant de se lancer dans un nouveau grand docu sur les avocats
commis d’office, Otzenberger participe au projet 10 films contre le
racisme (d.f.c.r.). Fruits du travail de 10 réalisateurs et
auteurs différents, ils seront bientôt diffusés à
la télé et dans les salles de cinéma.
Shish Taouk
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Fragments sur la misère, sortie en salle le 10 février. À Paris au Reflet Médicis Logos. Et puis des débats avec le réalisateur dans toute la France
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