![]() Si toutes les grandes entreprises recourent peu
ou prou au lobbying, la médaille, dans ce domaine revient aux assureurs.
Organisés au sein de la Fédération française des sociétés d'assurance (FFSA), les assureurs ont donc entrepris de convertir à leur cause les élites de ce pays : politiques, hauts fonctionnaires, journalistes, mais aussi juristes et économistes. Dernière concrétisation de cette offensive, un pavé de 1800 pages intitulé Encyclopédie de l'assurance3, co-dirigé par le juriste François Ewald et l'économiste Jean-Hervé Lorenzi. Le contenu ? Un étonnant mélange d'articles académiques, souvent écrits par des spécialistes reconnus du droit et de l'économie de l'assurance, et de plaidoyers éhontés en faveur des thèses des assureurs. Les premiers forment un ensemble suffisamment complet pour faire de cette Encyclopédie un ouvrage de référence, qui se doit de figurer dans la bibliothèque de tout chercheur, journaliste ou haut fonctionnaire travaillant sur l'assurance. Bref, un cheval de Troie idéal pour toucher les personnes «qui comptent». En espérant qu’elles finiront par jeter un œil sur le second type d'articles - les plaidoiries des assureurs - ne serait-ce que pour une première approche de sujets dont ils ne sont pas spécialistes. Mais pour un mauvais esprit, c'est l'index des auteurs, avec biographie incorporée, qui forme la partie la plus intéressante de l'ouvrage. S’y mêlent enseignants-chercheurs, institutionnels et professionnels de l'assurance, mais surtout un nombre impressionnant de «cumulards». Profil le plus classique : le «pantouflard», haut fonctionnaire passé du public au privé. Après avoir occupé un poste sensible pour les intérêts des assureurs, il s'est vu offrir un emploi beaucoup plus rémunérateur au sein d'une compagnie d'assurance. Autrement dit, si l’envie lui prend, un fonctionnaire chargé de contrôler les assurances peut facilement se faire embaucher par ces dernières. Ce qui ne l’incite guère à faire des excès de zèle ! Petite sélection parmi la dizaine de pantouflards que compte notre équipe d’encyclopédistes 4. |
Daniel Collignon : «a débuté sa carrière
en tant que commissaire contrôleur au sein de la direction des Assu-rances
(ministère des Finances), avant de rejoindre La Fédération
Continentale», société d'assurance vie dont il
est aujourd'hui directeur général.
André Renaudin : «Directeur des assurances de personnes à la FFSA. [...], il a commencé sa carrière au Service de contrôle des assurances du ministère de l'Économie et des Finances». Jean-Claude Jollain : «PDG des Mutuelles du Mans Assurance [...], qu'il dirige depuis leur privatisation (1987). [...] Fut auprès de Jacques Chirac, maire de Paris, directeur de la construction et du logement, puis directeur des finances et des affaires économiques de la Ville de Paris». Ces deux éléments n'ont bien sûr aucun rapport. Vainqueur de cette catégorie, Michel Albert, qui a depuis longtemps compris qu'on pouvait avoir fromage et dessert, à condition de ne pas pantoufler les deux pieds dans le même sabot. «Membre du conseil de la politique monétaire de la Banque de France ; président d'honneur du groupe des AGF (dont il fut président de 1982 à 1994). [...], ancien commissaire général au Plan. [...] il a exercé différentes fonctions dans la banque et à la Commission de la Communauté économique européenne». Plus original : les étranges liaisons que le monde de l'assurance entretient avec celui de l'enseignement supérieur et de la recherche. Entretenir est d'ailleurs le mot juste, car c'est bien à coup de gros sous que la FFSA se concilie les bonnes grâces des chercheurs. Christian Gollier : «professeur d'économie à l'Université Toulouse I [...], responsable de la chaire d'économie de l'assurance de Toulouse financée par la FFSA. Il est co-directeur du DESS Droit et économie de l'assurance». Comme quoi les assureurs n’ont pas attendu le rapport Attali pour faire du partenariat universités-entreprises... On imagine le contenu des cours. François de Varenne : «Directeur des affaires économiques et financières au sein de la FFSA, il est également chargé de cours [...] au CFPJ», l'une des principales écoles de journalistes. Bonne idée : faudrait pas qu'ils écrivent n'importe quoi. Quant aux directeurs de l'ouvrage, ils ne sont pas en reste : François Ewald, «directeur de recherche au CNRS, [...] est actuellement directeur de la recherche et de la stratégie de la Fédération française des sociétés d'assurances [...] Il a créé l'association pour le centre Michel Foucault, dont il a été l'assistant au Collège de France». Et accessoirement (mais, l'Encyclopédie ne le précise pas), ancien militant de la Gauche prolétarienne, groupuscule maoïste qui comptait notamment dans ses rangs Serge July et Alain Geismar. Mais à tout seigneur, tout honneur : l'article le plus politiquement sensible de cette encyclopédie, celui sur les fonds de pension, revient à Denis Kessler, président de la FFSA (lire ci-dessous). Lobbying bien ordonné commence par soi-même ?! Chanoine Kir
1 À titre d'exemple, aucun assureur au monde n'a accepté de couvrir les semences transgéniques de Monsanto et Novartis. De même, aucun assureur français n'accepte de couvrir les éventuelles conséquences pour la santé des champs électromagnétiques, ni la responsabilité des centres de transfusion sanguine pour les contaminations dues aux hépatites. (retour) 2 Les sommes placées dans ces contrats s'élèvent à 3500 milliards de francs, soit presque la moitié du PIB. (retour) 3 Économica, 1998. (retour) 4 Les citations suivantes sont tirées de l'Encyclopédie de l'assurance. (retour) |
Du militantisme de gauche à la vice-présidence du patronat, itinéraire de Denis Kessler…
Certains
insectes se distinguent par les brusques changements de cap qu’ils impriment
à leurs trajectoires. Denis Kessler, aujourd’hui numéro deux
et théoricien du Mouvement des entreprises de France (MEDEF, ex-CNPF),
est l’auteur d’un de ces spectaculaires volte-face. Sa biographie officielle
n’en laisse pourtant rien paraître, énumérant les fonctions
prestigieuses comme Jean-Pierre Gaillard les cours de la Bourse : à
46 ans, il est président de la Fédération française
des sociétés d’assurance, membre du Conseil économique
et social, du Conseil national des assurances, de la Commis-sion des comptes
à la nation, ancien président de la commission économique
du CNPF. Même litanie à propos de son parcours universitaire
: agrégé d’économie, de sciences sociales, docteur
en économie, diplômé de philo, ancien directeur d'études
à l'École des hautes études en sciences sociales,
ancien professeur à l'Université de Nancy. Pourtant, la voie
empruntée pour atteindre les cimes de l’organisation patronale présente
d’intéressantes sinuosités.
D(S)K
C’est à l’UNEF, syndicat étudiant fortement ancré
à gauche, que Denis Kessler effectue ses classes politiques dans
les années 70. En 1976, le voici meneur de grève à
HEC. Facétieux mais travailleur, il retient l’attention d’un professeur
d’économie nommé Dominique Strauss-Kahn, qui l’introduit
au Centre de recherche sur l’épargne. C’est le début d’une
tendre histoire d’amitié, que des divergences politiques de façade
n’ont jusqu’ici jamais ébranlée. Après plusieurs publications
communes, DK & DSK cosignent un livre en 1982 : L’épargne
et la retraite 1.
Selon le prière-d’insérer l’ouvrage entend «dépassionner
le débat qui oppose les défenseurs de la répartition
et les tenants de la capitalisation». Ambitieux pari : à
cette date, le PS est encore de gauche et n’envisage pas d’écorner
le système par répartition. Mais malgré sa barbe archéo-marxiste
et ses grosses lunettes en écaille, Strauss-Kahn a déjà
pris une longueur idéologique d’avance. «La période
semble donc favorable au développement d’un produit financier directement
orienté vers la préparation de la retraite» (p.
103) écrit-il. Toutefois, «il conviendrait de ne pas [le]
pénaliser par une fiscalité inadaptée» (p.
155). En somme, les auteurs préconisent un système de fonds
de pension assorti d’avantages fiscaux, destiné à compléter
le régime général 2.
On comprend mieux la bienveillance de l’actuel ministre des Finances à
l’égard des différents projets de «retraites privées».
Si DSK n’a pas changé de ligne sur cette question, Kessler a su
pousser au bout les conclusions de leur étude. Entre temps, il a
jeté aux orties ses vieux habits roses.
Entrepreneur raté
En 1990, DK est bombardé président de la Fédération
française des sociétés d’assurances (FFSA) grâce
aux bons offices de Claude Bébéar. Le fondateur de la compagnie
Axa a bien saisi ce que le jeune universitaire encore classé à
gauche peut avoir de profitable : son grand ami Dominique Strauss-Kahn
est président de la Commission des finances à l’Assemblée
; un an plus tard, il sera ministre. Percevant avec une acuité croissante
l’avantage de la retraite par capitalisation à mesure qu’il entre
dans le monde de l’assurance privée, Kessler prône désormais
la généralisation des fonds de pension. Son arrivée
à la tête de la commission économique du CNPF en 1994
marque le terme de sa conversion idéologique et l’adoption corollaire
de sa célèbre devise : «Quand on est pas de gauche
à vingt ans, c’est qu’on a pas de cœur ; quand on le reste à
quarante, c’est qu’on a pas de tête»3.
Dès lors, sa frénésie expiatoire ne connaît
plus de limites. Aujourd’hui représentant de la tendance la plus
dure du patronat, il rêve d’une démolition du système
de protection sociale français au profit de la sphère privée,
pourfend avec fougue la loi sur les 35 heures et stigmatise les Français
«devenus
risquophobes». Sur ce dernier point, il a su convaincre Dominique
Strauss-Kahn, qui déclarait récemment : «Il nous
faut réconcillier les Français avec le risque»4.
Sujet à de violents accès mégalomaniaques — «Le
soleil ne se couche pas sur mon empire» affirme-t-il à
des journalistes en descendant d’un avion en provenance d’Asie 5—
Denis Kessler entend, avant de conquérir le monde, s’emparer de
la présidence du MEDEF. Or, le chantre des patrons est lui-même
un entrepreneur raté 6.
Promu en 1997 directeur international d’Axa et bras doit de son président
Claude Bébéar, il est viré au bout de seize mois.
Seul autre fait d’arme du croisé de l’entreprise : la création
d’un restaurant à Paris, qui fit faillite un an après son
ouverture.
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