Si toutes les grandes entreprises recourent peu ou prou au lobbying, la médaille, dans ce domaine revient aux assureurs.
 

Confrontés à la stagnation du marché des assurances dites de dommages (incendie, vol, responsabilité civile...), trop prudents pour se lancer sur le marché émergent des risques pour la santé ou pour l'environnement 1, les assureurs voient la clef de leur développement dans la vente de produits financiers aux ménages (enfin, à ceux qui en ont les moyens) : assurance vie, retraites par capitalisation, voire assurance maladie. Petit problème, d'autres acteurs sont déjà présents sur ces créneaux : la Sécurité sociale, les retraites complémentaires et les mutuelles. Dès lors, l'attrait des produits financiers proposés par les assureurs dépend de façon cruciale des politiques publiques, 
en particulier de la fiscalité. Ainsi, l'assurance vie doit son récent succès 2aux dispenses d'impôt qu'elle procure, tandis que les fonds de retraites par capitalisation ne pourront se développer en l'absence de tels avantages.

Organisés au sein de la Fédération française des sociétés d'assurance (FFSA), les assureurs ont donc entrepris de convertir à leur cause les élites de ce pays : politiques, hauts fonctionnaires, journalistes, mais aussi juristes et économistes. Dernière concrétisation de cette offensive, un pavé de 1800 pages intitulé Encyclopédie de l'assurance3, co-dirigé par le juriste François Ewald et l'économiste Jean-Hervé Lorenzi. Le contenu ?  Un étonnant mélange d'articles académiques, souvent écrits par des spécialistes reconnus du droit et de l'économie de l'assurance, et de plaidoyers éhontés en faveur des thèses des assureurs. Les premiers forment un ensemble suffisamment complet pour faire de cette Encyclopédie un ouvrage de référence, qui se doit de figurer dans la bibliothèque de tout chercheur, journaliste ou haut fonctionnaire travaillant sur l'assurance. Bref, un cheval de Troie idéal pour toucher les personnes «qui comptent». En espérant qu’elles finiront par jeter un œil sur le second type d'articles - les plaidoiries des assureurs - ne serait-ce que pour une première approche de sujets dont ils ne sont pas spécialistes. Mais pour un mauvais esprit, c'est l'index des auteurs, avec biographie incorporée, qui forme la partie la plus intéressante de l'ouvrage. S’y mêlent enseignants-chercheurs, institutionnels et professionnels de l'assurance, mais surtout un nombre impressionnant de «cumulards».

Profil le plus classique : le «pantouflard», haut fonctionnaire passé du public au privé. Après avoir occupé un poste sensible pour les intérêts des assureurs, il s'est vu offrir un emploi beaucoup plus rémunérateur au sein d'une compagnie d'assurance. Autrement dit, si l’envie lui prend, un fonctionnaire chargé de contrôler les assurances peut facilement se faire embaucher par ces dernières. Ce qui ne l’incite guère à faire des excès de zèle ! Petite sélection parmi la dizaine de pantouflards que compte notre équipe d’encyclopédistes 4.

Daniel Collignon : «a débuté sa carrière en tant que commissaire contrôleur au sein de la direction des Assu-rances (ministère des Finances), avant de rejoindre La Fédération Continentale», société d'assurance vie dont il est aujourd'hui directeur général.
André Renaudin : «Directeur des assurances de personnes à la FFSA. [...], il a commencé sa carrière au Service de contrôle des assurances du ministère de l'Économie et des Finances».
Jean-Claude Jollain : «PDG des Mutuelles du Mans Assurance [...], qu'il dirige depuis leur privatisation (1987). [...] Fut auprès de Jacques Chirac, maire de Paris, directeur de la construction et du logement, puis directeur des finances et des affaires économiques de la Ville de Paris». Ces deux éléments n'ont bien sûr aucun rapport.
Vainqueur de cette catégorie, Michel Albert, qui a depuis longtemps compris qu'on pouvait avoir fromage et dessert, à condition de ne pas pantoufler les deux pieds dans le même sabot. «Membre du conseil de la politique monétaire de la Banque de France ; président d'honneur du groupe des AGF (dont il fut président de 1982 à 1994). [...], ancien commissaire général au Plan. [...] il a exercé différentes fonctions dans la banque et à la Commission de la Communauté économique européenne».
Plus original : les étranges liaisons que le monde de l'assurance entretient avec celui de l'enseignement supérieur et de la recherche. Entretenir est d'ailleurs le mot juste, car c'est bien à coup de gros sous que la FFSA se concilie les bonnes grâces des chercheurs.
Christian Gollier : «professeur d'économie à l'Université Toulouse I [...], responsable de la chaire d'économie de l'assurance de Toulouse financée par la FFSA. Il est co-directeur du DESS Droit et économie de l'assurance». Comme quoi les assureurs n’ont pas attendu le rapport Attali pour faire du partenariat universités-entreprises... On imagine le contenu des cours.
François de Varenne : «Directeur des affaires économiques et financières au sein de la FFSA, il est également chargé de cours [...] au CFPJ», l'une des principales écoles de journalistes. Bonne idée : faudrait pas qu'ils écrivent n'importe quoi.
Quant aux directeurs de l'ouvrage, ils ne sont pas en reste : François Ewald, «directeur de recherche au CNRS, [...] est actuellement directeur de la recherche et de la stratégie de la Fédération française des sociétés d'assurances [...] Il a créé l'association pour le centre Michel Foucault, dont il a été l'assistant au Collège de France». Et accessoirement (mais, l'Encyclopédie ne le précise pas), ancien militant de la Gauche prolétarienne, groupuscule maoïste qui comptait notamment dans ses rangs Serge July et Alain Geismar.

Quant à Jean-Hervé Lorenzi, «Directeur général délégué de Gras Savoye, professeur d'économie à l'université Paris-Dauphine. [...], il a été successivement professeur à l'université Paris XIII, membre de nombreux cabinets ministériels, [...] con-seiller économique du Premier ministre, directeur général de CEA-industrie.»
Mais à tout seigneur, tout honneur : l'article le plus politiquement sensible de cette encyclopédie, celui sur les fonds de pension, revient à Denis Kessler, président de la FFSA (lire ci-dessous). Lobbying bien ordonné commence par soi-même ?!
 
Chanoine Kir



1  À titre d'exemple, aucun assureur au monde n'a accepté de couvrir les semences transgéniques de Monsanto et Novartis. De même, aucun assureur français n'accepte de couvrir les éventuelles conséquences pour la santé des champs électromagnétiques, ni la responsabilité des centres de transfusion sanguine pour les contaminations dues aux hépatites. (retour)
2  Les sommes placées dans ces contrats s'élèvent à 3500 milliards de francs, soit presque la moitié du PIB. (retour)
3  Économica, 1998. (retour)
4  Les citations suivantes sont tirées de l'Encyclopédie de l'assurance. (retour)

 



 
 

Du militantisme de gauche à la vice-présidence du patronat, itinéraire de Denis Kessler…

Certains insectes se distinguent par les brusques changements de cap qu’ils impriment à leurs trajectoires. Denis Kessler, aujourd’hui numéro deux et théoricien du Mouvement des entreprises de France (MEDEF, ex-CNPF), est l’auteur d’un de ces spectaculaires volte-face. Sa biographie officielle n’en laisse pourtant rien paraître, énumérant les fonctions prestigieuses comme Jean-Pierre Gaillard les cours de la Bourse : à 46 ans, il est président de la Fédération française des sociétés d’assurance, membre du Conseil économique et social, du Conseil national des assurances, de la Commis-sion des comptes à la nation, ancien président de la commission économique du CNPF. Même litanie à propos de son parcours universitaire : agrégé d’économie, de sciences sociales, docteur en économie, diplômé de philo, ancien directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales, ancien professeur à l'Université de Nancy. Pourtant, la voie empruntée pour atteindre les cimes de l’organisation patronale présente d’intéressantes sinuosités.

D(S)K
C’est à l’UNEF, syndicat étudiant fortement ancré à gauche, que Denis Kessler effectue ses classes politiques dans les années 70. En 1976, le voici meneur de grève à HEC. Facétieux mais travailleur, il retient l’attention d’un professeur d’économie nommé Dominique Strauss-Kahn, qui l’introduit au Centre de recherche sur l’épargne. C’est le début d’une tendre histoire d’amitié, que des divergences politiques de façade n’ont jusqu’ici jamais ébranlée. Après plusieurs publications communes, DK & DSK cosignent un livre en 1982 : L’épargne et la retraite 1. Selon le prière-d’insérer l’ouvrage entend «dépassionner le débat qui oppose les défenseurs de la répartition et les tenants de la capitalisation». Ambitieux pari : à cette date, le PS est encore de gauche et n’envisage pas d’écorner le système par répartition. Mais malgré sa barbe archéo-marxiste et ses grosses lunettes en écaille, Strauss-Kahn a déjà pris une longueur idéologique d’avance. «La période semble donc favorable au développement d’un produit financier directement orienté vers la préparation de la retraite» (p. 103) écrit-il. Toutefois, «il conviendrait de ne pas [le] pénaliser par une fiscalité inadaptée» (p. 155). En somme, les auteurs préconisent un système de fonds de pension assorti d’avantages fiscaux, destiné à compléter le régime général 2. On comprend mieux la bienveillance de l’actuel ministre des Finances à l’égard des différents projets de «retraites privées». Si DSK n’a pas changé de ligne sur cette question, Kessler a su pousser au bout les conclusions de leur étude. Entre temps, il a jeté aux orties ses vieux habits roses.


Entrepreneur raté
En 1990, DK est bombardé président de la Fédération française des sociétés d’assurances (FFSA) grâce aux bons offices de Claude Bébéar. Le fondateur de la compagnie Axa a bien saisi ce que le jeune universitaire encore classé à gauche peut avoir de profitable : son grand ami Dominique Strauss-Kahn est président de la Commission des finances à l’Assemblée ; un an plus tard, il sera ministre. Percevant avec une acuité croissante l’avantage de la retraite par capitalisation à mesure qu’il entre dans le monde de l’assurance privée, Kessler prône désormais la généralisation des fonds de pension. Son arrivée à la tête de la commission économique du CNPF en 1994 marque le terme de sa conversion idéologique et l’adoption corollaire de sa célèbre devise : «Quand on est pas de gauche à vingt ans, c’est qu’on a pas de cœur ; quand on le reste à quarante, c’est qu’on a pas de tête»3. Dès lors, sa frénésie expiatoire ne connaît plus de limites. Aujourd’hui représentant de la tendance la plus dure du patronat, il rêve d’une démolition du système de protection sociale français au profit de la sphère privée, pourfend avec fougue la loi sur les 35 heures et stigmatise les Français «devenus risquophobes». Sur ce dernier point, il a su convaincre Dominique Strauss-Kahn, qui déclarait récemment : «Il nous faut réconcillier les Français avec le risque»4.
Sujet à de violents accès mégalomaniaques — «Le soleil ne se couche pas sur mon empire» affirme-t-il à des journalistes en descendant d’un avion en provenance d’Asie 5— Denis Kessler entend, avant de conquérir le monde, s’emparer de la présidence du MEDEF. Or, le chantre des patrons est lui-même un entrepreneur raté 6. Promu en 1997 directeur international d’Axa et bras doit de son président Claude Bébéar, il est viré au bout de seize mois. Seul autre fait d’arme du croisé de l’entreprise : la création d’un restaurant à Paris, qui fit faillite un an après son ouverture.

Vladimir Moll




1  Economica, 1982 (retour)
2  La retraite par répartition obéit au principe suivant : les actifs paient les retraites des vieux et les hauts revenus paient pour les plus faibles. Avec le système par capitalisation, chacun cotise pour sa pomme en fonction de ses ressources. (retour)
3  Lire Labarde & Maris : Ah Dieu ! Que la guerre économique est jolie !, Albin Michel, 1998, spécialement p. 143 (retour)
Les Échos, 14/12/98. (retour)
5  Source : Le Canard enchaîné, 8/10/97 (retour)
6  En 1999, il n’exerce aucune responsabilité en entreprise, ce qui chagrine ses collègues du MEDEF. Généreux, ces derniers ont toutefois ajouté une close aux nouveaux statuts de l’organisation afin de lui permettre de présider une commission. (Règlement intérieur du MEDEF, article 13 : «Les commissions sont, sauf cas exceptionnel, présidées par un entrepreneur en activité») (retour)
 


 
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