ECOUTEZ LA DIFFERENCE

Les propos ci-dessous ont été tenus sur le plateau de l’émission " Décideurs " (LCI, août 1999), présentée par le journaliste économique Jean-Marc Sylvestre. Laure Adler, directrice de France Culture et ancienne conseillère culturelle de François Mitterrand, y vient faire la publicité d’un autobiographie du patron de Danone, Antoine Riboud, éditée par ses soins.
 

Jean-Marc Sylvestre : Bonjour, Le Dernier de la classe. Le Dernier de la classe, c’est le titre du livre autobiographique d’Antoine Riboud, créateur, ancien animateur et encore président de Danone, grand capitaine d’industrie, figure emblématique du patronat français. Pour parler d’Antoine Riboud et de ce livre, j’ai invité Laure Adler. Alors pourquoi Laure Adler ? Hé bien Laure Adler est un peu à l’origine de ce bouquin. Parce qu’avant d’être directrice de France culture, elle était chez Grasset. Et c’est dans le cadre de Grasset qu’elle a eu l’idée — ou qu’on a eu l’idée — de venir la contacter pour rentrer en contact avec Antoine Riboud et finalement aider Antoine Riboud à accoucher, comme on dit, de ce livre.
Alors, Laure Adler, Antoine Riboud vous rend d’ailleurs un hommage qui est assez affectueux à la fin de ce livre. Il dit, je vais citer, «Je ne peux pas terminer mes remerciements sans évoquer le travail de Laure Adler qui, grande professionnelle dans son métier, a su prendre par la main un ignorant, le dernier de la classe, pour qu’il fasse ce livre ; je souhaiterais un jour devenir son consultant».
Vous vous souvenez de ces lignes qu’il a écrites... Comment vous est venue l’idée de rencontrer Antoine Riboud ?

Laure Adler : C’est une histoire d’amour

Jean-Marc Sylvestre : C’est une histoire d’amour ?

Laure Adler : Oui. J’ai eu la chance de connaître Antoine Riboud quand j’étais conseillère culturelle de François Mitterrand à l’Elysée. À l’époque, Antoine Riboud était président de l’Union des arts décoratifs à l’intérieur du Grand Louvre, et le Grand Louvre était un grand projet de Mitterrand. Et dans ce cadre là, j’ai fais la connaissance d’un type extrêmement franc, plein de malice, pétri de bonne volonté et qui n’arrêtait pas de dire ce qu’il redit à la fin de ce bouquin : «je suis un ignorant». Et en fait ce type, il sait tout sur tout le monde, il sait tout sur tout, et justement son ignorance est une arme de séduction et est une arme pour pouvoir avancer dans la vie. Aussi bien dans le marché de la concurrence internationale — on a vu où ça l’avait mené — mais aussi bien dans les rapports avec les gens : c’est un être absolument exceptionnel qui, personnellement, — je ne vais pas vous raconter ma vie — mais, à un moment il le dit d’ailleurs plus ou moins : c’est un capitaine d’industrie mais c’est un capitaine des cœurs.
[Jean-Marc Sylvestre peine à réprimer un sourire]
Je veux dire par là que ce type qui est quand même au sommet de la puissance industrielle, c’est un type qui peut quand même annuler quinze rendez-vous avec les plus grands maîtres du monde capitaliste pour dire : «hé bien vous êtes en difficulté, vous voulez que je reçoive votre fils, vous voulez me faire rencontrer un petit jeune que vous trouvez talentueux, je RAYE mon agenda, je prend le temps d’écouter, de rencontrer ces personnes dont vous me parlez»1. Donc ça je crois que c’est une force incroyable. Donc c’est pour rendre hommage à Antoine Riboud et à la manière dont il m’a ouvert une vision du monde...

J-M S : vous êtes allée lui demander ça... ce livre...

Laure Adler : Je suis plutôt une bohémienne2. Je ne connais rien et je ne comprend rien au monde de l’industrie, au monde des affaires, etc . Mais si tous les gens qui sont nos décideurs industriels ressemblent à Antoine Riboud, alors là, ça serait l’enchantement. C’est peut-être vrai d’ailleurs.

J-M S : Surtout que vous sortiez du Marguerite Duras puisque vous avez fait le livre sur Marguerite Duras... Vous avez passé presqu’un an, plus d’un an, avec Marguerite Duras. Ca a du être un choc.

Laure Adler : Oui, enfin, en fait j’ai passé sept ans avec Marguerite. Mais Antoine Riboud et Duras se ressemblent : ils ont le même œil... Marguerite avait l’œil malicieux et Antoine...

J-M S : Vous lui avez dit à Antoine ?

Laure Adler : Ah Oui. Ils ont le même côté paysan : un sou, c’est un sou et le temps c’est le temps, et la même arme de séduction qui est une pseudo-ignorance. Je dois ajouter — je ne crois pas que je trahisse de secret à propos de l’histoire de ce livre — que comme tout le monde, comme tous les éditeurs de France et de Navarre, j’ai demandé un bouquin à Antoine quand j’ai eu la chance de le rencontrer, enfin dès que je suis partie de l’Elysée, il m’a dit : «non, il n’est pas question que je consigne ma vie parce que je ne sais pas écrire».

J-M S : Et puis, vous le savez, il y en a d’autres qui se sont cassé les dents en faisant la même demande.

Laure Adler : Mais, Antoine, c’est comme ça qu’il commence son livre... Antoine a eu un très grave accident ; il a failli y passer. Et il a reconquis véritablement son identité, sa force de vivre et sa gaieté. Et c’est à la suite de ce voyage intérieur qu’il a décidé, finalement, de raconter sa vie.

[...] Extrait d’un entretien avec Riboud dans lequel il explique pourquoi BSN a été rebaptisé Danone

J-M S : Vous êtes émue, là ?

Laure Adler : Oui, profondément. Parce que je trouve qu’Antoine résume exactement l’expérience de sa vie professionnelle et personnelle qui, comme vous l’avez fait remarqué tout à l’heure, ne sont jamais disjointes. Le bouquin s’appelle Le Dernier de la classe, pourquoi ? Parce qu’on l’a toujours pris pour un couillon, Antoine. Pourquoi ? Parce qu’il était petit, parce qu’il était malingre, parce qu’il a eu des problèmes de santé, parce que...

J-M S : Et alors il raconte aussi cette anecdote de son père qui lui a dit de ne pas passer le baccalauréat parce qu’il ne voulait pas qu’il y ait d’échecs dans la famille parce que...

Laure Adler : Ouiii ! Il pensait qu’il l’aurait jamais son bac !

J-M S : Quel est le ressort ? Qu’est ce qui l’a fait marcher, qu’est ce qui l’a fait travailler, qu’est ce qui l’a fait fonctionner ?

Laure Adler : Moi je crois que c’est quelqu’un qui anticipe tout le temps : il est toujours en avance...

J-M S : Oui mais c’est quoi ? C’est le goût du pouvoir ? C’est le goût de paraître ? C’est le goût de l’argent ?

Laure Adler : Pas du tout ! Je ne crois pas! Alors là non, pas du tout. C’est pas un type qui vit dans le luxe, l’opulence et dans le paraître. Pas du tout, pas du tout. Il préfère aller faire sa petite  promenade au Luxembourg, bien bouffer et voir ses copains. C’est pas un type qui est dans les circuits de mondanités et dans l’apparence. Je crois que ce qui l’a toujours déterminé, c’est essayer de comprendre non pas le lendemain, mais le surlendemain. De la même manière, tout à l’heure vous faisiez remarquer qu’il était dans les verres, il a tout de suite après la guerre décidé... parce qu’il a de l’intuition, voilà. C’est un type qui a de l’intuition. Mais pas de l’intuition comme une sorte de doux rêveur, de l’intuition pour le devenir du monde, et comment on peut vivre mieux dans le monde d’après-demain. De la même manière que après la guerre, il a anticipé avant tout le monde, il a fait le voyage en Amérique pour essayer d’avoir le marché du verre parce qu’il savait que ce serait capital, parce que la France était en pleine déconstruction et que pour la reconstruire il fallait mettre des portes, des fenêtres, et que pour les fenêtres, il fallait du verre3. Et bien de la même manière, pour la transformation de BSN en Danone, il a misé sur la mondialisation. Il a sans arrêt accompagné la forme du fond : le bien vivre, le côté intuitif, le côté créatif...

J-M S : ...avec un sens de la performance, du spectacle, et de l’efficacité et du bagout extraordinaire  : souvenez-vous, cette émission sur France 2, c’était l’Heure de Vérité, on va d’ailleurs regarder quelques extraits...

[Extrait de l’émission ou Riboud fait l’éloge de ses produits et brandit un Carambar devant la caméra]

J-M S : Alors ça c’est formidable ! On a tous mangé du Carambar !

Laure Adler : Alors il vaut mieux pas se faire inviter à déjeuner par Antoine, hein. Je vous préviens. On a tous mangé du Carambar...

J-M S : Le Carambar qui n’est plus chez Danone, maintenant.

Laure Adler : Hélas ! Mais quand Antoine vous invite à déjeuner — parce que quand il dit qu’il a goûté tous ses produits… — je peux vous certifier que vous faites régime parce qu’au menu, il y a du yaourt et de l’eau d’Evian. Et à chaque fois, je lui demande : «je peux avoir un peu de Perrier». Alors ça le met dans une rage4 !

J-M S : Est-ce qu’à votre avis, un chef d’entreprise comme Antoine Riboud éclaire mieux l’avenir, explique mieux le fonctionnement du monde qu’un intellectuel que vous avez pourtant plus l’habitude de fréquenter de par votre parcours, votre carrière, vos fonctions ne serait-ce qu'aujourd’hui à France Culture ?

Laure Adler : Je pense qu’Antoine Riboud est vraiment à la croisée des chemins. C’est-à-dire qu’à force de réfléchir sur l’économie et son devenir, il a anticipé dans son métier et dans sa profession, il a mené avec lui une vraie réflexion sur la pratique sociale de l’entreprise, sur la participation des salariés, sur l’intéressement des salariés, sur la démocratie dans l’entreprise...

J-M S : Oui, mais ce qui ne l’exonère absolument pas de respecter les règles du marché, de la rentabilité  et de l’efficacité.

Laure Adler : Mais c’est toujours de soi vers les autres. C’est toujours vers les autres5Donc c’est un penseur !

J-M S : Mais est-ce que ça n’est pas que du discours ?

Laure Adler : Ah ben non! Pas du tout! Non, non. Demandez aux salariés de Danone combien ils sont payés. Je crois qu’ils sont au dix-septième mois, eux. Ca fait pas rêver ?

J-M S : Comment expliquer le divorce alors, dont on parle souvent, entre les intellectuels et les milieux d’affaires.

Laure  Adler: Parce que je crois que les intellos pensent toujours que les milieux d’affaires sont des gens bardés de certitudes, qu’ils sont complètement arrogants, qu’ils savent pas réfléchir. Mais c’est complètement faux ! On sait bien maintenant qu’un chef d’entreprise, pour pouvoir...

J-M S : Oui, mais non seulement les intellos pensent ça, mais les intellos sont totalement  indifférents aux milieux des affaires.

Laure Adler : Oui, certains même les méprisent. Sauf à France Culture. Tous les vendredis matins, nous avons une émission d’économie où nous invitons des gens de l’industrie, qu’ils soient décideurs, actionnaires, pour réfléchir ...6

J-M S : Oui mais d’une façon générale, comment expliquez-vous qu’il y ait cette telle pauvreté dans le roman français par exemple pour parler de la vie quotidienne, de la vie des affaires ?

Laure Adler : Alors ça vous avez entièrement raison ! Parce que les Américains sont géniaux pour ça ! Parce que la vie d’Antoine Riboud, hé bien moi je trouve qu’il faut maintenant qu’un grand...

J-M S : Tom Wolfe !

Laure Adler : Tom Wolfe ! Hé ben voilà ! J’ai la même idée que vous. Evidemment, il pourra faire une grande saga sur fond d’histoire d’amour, de trahisons, de négociations, de politique, de sales coups. Parce que tout à l’heure vous parliez d’OPA Saint-Gobain...

J-M S : Donc il a pas tout écrit là [il montre le livre]

Laure Adler : Presque tout. Parce que je vous l’avais dis, il est très malicieux, donc il va pas tout nous dire. Mais enfin il fait du teasing, vous dites ça dans votre milieu.

J-M S : Ouais... Non mais ça veut dire que les intellectuels français, les romanciers français sont à côté de la plaque ?

Laure Adler : Ben moi je trouve qu’ils ont encore du chemin à faire pour découvrir nos véritables industriels et la force de capacité de créativité.

J-M S : On va redécouvrir Balzac cette année, parce que c’est le centenaire…

Laure Adler : Ah ben oui, d’ailleurs lui il savait bien décrire les hommes d’affaire, hein.7Ben ça alors là...

J-M S : Il était plongé dans le milieu des affaires.

Laure Adler : Ben vive Balzac, d’ailleurs. C’est l’année Balzac.

J-M S : Oui ça va leur donner des idées. Est-ce que ça vous a donné le goût de refaire une expérience avec un autre chef d’entreprise ?

Laure Adler : Ben peut-être. Et grâce à Antoine, j’en ai découvert d’autres. Parce que c’est un milieu extrêmement séduisant ! Ils sont très sympas et ils sont très sincères les chefs d’entreprises.

J-M S : Votre hit-parade des chefs d’entreprises, c’est quoi ? Votre top ten ?

Laure Adler : Oh, ben nooon ! Vous allez me faire rougir ! [sorte de hoquet]

J-M S [montrant le livre] : Le dernier de la classe. C’était sa fierté d’être ignorant…

Laure Adler : Ben oui, ben oui, il a eu raison d’ailleurs.

J-M S : …autodidacte...

Laure Adler : Jusqu’au bout.

J-M S : Chez Grasset, Le Dernier de la classe, Antoine Riboud. Merci Laure Adler. Décideurs, on est sur LCI, les infos maintenant…
 



 

1 : Le lecteur en difficulté ou soucieux d’introduire ses enfants auprès du "capitaine des cœurs" peut s’adresser directement à Laure Adler. (retour)

2 : BOHEMIEN, IENNE : Tsigane nomade, et par extension, Membre d’un groupe vivant d’artisanat, de mendicité, etc. (Robert). Un terme judicieusement choisi pour désigner l’ancienne directrice de collection chez Grasset, l’ancienne conseillère présidentielle, l’ancienne directrice d’une unité de production à France Télévision et l’actuelle présidente de France Culture. (retour)

3 : Formidable intuition ! (retour)

4 : Quelques secondes auparavant, Laure Adler expliquait que Riboud aimait «bien bouffer». Une erreur sans doute imputable à l’altitude de la conversation. (retour)

5 : «De soi vers les autres» : dans les années 1970, la reconversion de BSN menée par Antoine Riboud a conduit à la suppression de 12.000 emplois. (retour)

6 : Exactement comme TF1, avec son emission “Les rendez-vous de l’entreprise” animée par Jean-Marc Sylvestre. Dans le document de présentation de la grille de programme 1999/2000 de France-Culture, Laure Adler expliquait : «Face à la mondialisation de l’information, à l’appropriation  par de grands groupes de certains réseaux de communication, cette radio s’assigne comme mission de défendre la culture comme arme de résistance, instrument de liberté, et défense des valeurs de tolérance et de solidarité» (retour)

7 : Il savait aussi décrire l’arrivisme et le cynisme qui tiennent lieu de morale professionnelle à certains journalistes. (retour)